Cadet, il devient le félon immortalisé dans L’Héritage d’Hastur et L’Exil de Sharra.

2. LE FILS DU MAÎTRE FAUCONNIER

de Marion Zimmer Bradley

 

 

Dyan Ardais posa son sac sur l’étroite couchette, pourvue d’une unique et grossière couverture, où il dormirait dans la caserne des Cadets, et se mit à ranger ses affaires dans le coffre en bois au pied du lit.

Troisième année : sa dernière dans les Cadets. Il était un peu plus âgé que les autres, juste assez pour se sentir exclu de leur groupe. Il avait accompli les deux premières avant la décision inexplicable de son père – mais, pour Dyan, toutes les décisions de son père étaient inexplicables – de l’envoyer passer plusieurs années au Monastère de Nevarsin. Maintenant, un caprice tout aussi inexplicable le ramenait à la caserne.

Il pensa, avec une résignation si profonde qu’il ne réalisa pas à quel point elle était amère, que sa famille semblait se moquer qu’il fût ici ou là – à Nevarsin, dans le corps des Cadets, ou dans l’un des neuf enfers de Zandru – pourvu que ce ne fût pas à Ardais.

Malgré tout, il était content d’avoir quitté Nevarsin. Il y avait beaucoup appris, y compris la maîtrise de son laran, qui lui avait été déniée quand la Gardienne de la Tour de Dalereuth avait refusé de l’admettre dans un cercle de Tour ; il désirait ardemment étudier la médecine et les arts de guérison, et, à Nevarsin, il avait eu cette possibilité, généralement refusée à un fils des Comyn. Mieux encore, il avait pu s’y oublier et s’adonner à son premier amour, la musique et le chant, dans la grande chorale du monastère. Le Père Chantre avait admiré son soprano d’enfant, et avait pris la peine de lui donner des leçons ; et le jour le plus triste de sa vie était celui où sa voix avait mué, et où il s’était retrouvé avec un baryton d’adulte, clair et juste, mais banal.

Pourtant, il n’était pas vraiment bienséant qu’un héritier Comyn vécût parmi les cristoforo. Il avait accepté leur discipline avec une obéissance tranquille et cynique, en tant que moyen pour parvenir à une fin, sans la moindre intention de faire siennes leurs règles de vie ; et, le moment venu, il les avait quittés sans grand regret. Pour tentant que ce fut de consacrer sa vie à la musique et à la guérison, il avait toujours su que sa véritable vocation, la voie tracée pour tous les fils de Comyn, était ici, pour servir, et plus tard, gouverner, parmi les Comyn. Un fauteuil l’attendait au Conseil, dès qu’il serait en âge d’y siéger.

Et dès qu’il aurait terminé sa troisième année obligatoire dans les Cadets, il aurait un poste d’officier dans la Garde. Le Commandant de la Garde de Thendara, Valdir Alton, n’avait qu’un fils en âge de commander, Lewis-Valentine Lanart, âgé de dix-neuf ans. Le plus jeune des fils de Valdir, Kennard, avait été envoyé sur Terra quelques années plus tôt, tandis qu’un étudiant terrien, Lerrys Montray, était reçu en échange. Dyan avait un peu connu Lerrys au cours de sa deuxième année dans les Cadets. Il avait été autorisé à ne servir qu’un an dans la Garde, en remplacement d’un fils Comyn. Dyan avait entendu dire par ses supérieurs que Lerrys faisait honneur à son peuple, mais il doutait cyniquement de ce jugement. Ils pouvaient difficilement expulser ou harceler un hôte politique, alors ils avaient dû décider de le complimenter de ce qu’il faisait bien et d’ignorer ses maladresses : cela contribuerait au maintien d’excellentes relations diplomatiques.

Dyan se demandait pourquoi les Comyn s’en souciaient. Il aurait mieux valu renvoyer ces maudits Terriens avec perte et fracas dans le monde misérable qui les avait engendrés !

Dyan gardait le souvenir d’un nullard aimable et d’assez belle prestance, mais Lerrys aurait pu être cent fois plus capable et compétent, Dyan ne l’en aurait pas moins détesté. Car Lerrys avait pris la place de Kennard Alton, et, aux yeux de Dyan, aucun homme au monde, pas même le légendaire Fils d’Aldones, ne l’aurait dû. Dyan avait farouchement résolu que cet intrus terrien ne tirerait aucune joie de cette place usurpée et se flattait d’avoir rendu la vie sacrément difficile à ce présomptueux, qui croyait pouvoir chausser les bottes de Kennard Alton ! Comme si une prémonition lui avait mis cette idée en tête quelques instants avant sa réalisation, une voix dit doucement derrière lui :

– Tu es ici avant moi, cousin ? J’espérais bien t’y trouver, Janu…

Depuis la mort de sa mère, survenue dix ans plus tôt, une seule personne au monde osait lui donner son petit nom d’enfant. La respiration de Dyan s’arrêta, et il se retrouva dans les bras de son cousin.

– Kennard !

Kennard l’étreignit, puis l’écarta à bout de bras.

– Maintenant, je sais que je suis vraiment rentré chez moi, bredu… Ainsi, toi aussi tu as interrompu ton temps dans les Cadets. Tu viens pour ta troisième année ?

– Oui. Et toi ?

– J’ai terminé ma troisième année avant mon départ, tu te rappelles ? Mais Lewis est parti à la Tour d’Arilinn, alors, Père veut que je sois son second cette année. Je serai ton officier, Dyan. Quel âge as-tu, maintenant ?

– Dix-sept ans. Juste un an de moins que toi, Kennard – à moins que tu n’aies oublié que nous sommes nés le même jour ?

Kennard gloussa.

– Oui, j’avais oublié. Mais pas toi ?

– Je n’ai pas oublié grand-chose à ton sujet, Ken, dit Dyan, avec une intensité qui fit froncer les sourcils à son aîné.

Cela n’échappa pas à Dyan, qui prit aussitôt un ton plus léger.

– Quand es-tu revenu ?

– Il y a quelques jours seulement. Juste le temps de présenter mes respects à ma sœur adoptive et à ma mère. Cleindore est à Arilinn maintenant, et, naturellement, on parle de mariage, ou au moins de fiançailles pour nous tous. Et toi, Dyan ? Tu arrives à un âge où ils commencent à parler de ces choses.

Dyan haussa les épaules.

– On a parlé de me marier à Maellen Castamir, dit-il, mais rien ne presse. Elle joue encore à la poupée ; il y aura peut-être des fiançailles, mais pas de mariage avant dix ans, ou plus. Ce qui me convient parfaitement. Et toi ?

– Paroles, paroles ! dit Kennard. Ce n’est pas ce qui manque, mais il sera toujours temps d’écouter quand il y aura autre chose que du vent. En attendant, je peux renouer mes vieilles amitiés – et à propos de vieilles amitiés…

Il s’interrompit à l’entrée de deux jeunes gens.

– Rafaël ! s’écria-t-il, puis il se mit à rire en regardant le deuxième.

– Je pensais à tous les deux, bien sûr !

Rafaël Hastur, Héritier d’Hastur, beau jeune homme mince aux yeux tirant plus sur le bleu que sur le gris des Comyn, sourit en tendant les deux mains à Kennard.

– Quel plaisir de te revoir, cousin ! Et toi aussi, Dyan – connaissez-vous Rafaël-Felix Syrtis, mon écuyer et homme lige ?

Kennard lui sourit.

– Nous nous sommes sans doute rencontrés dans notre enfance, avant qu’on ne m’envoie sur Terra. Mais je connais ta famille, naturellement. Les faucons de Syrtis sont célèbres.

– Aussi célèbres que les chevaux d’Armida, dit le jeune Rafaël Syrtis en souriant. Il paraît que tu seras l’un de nos officiers, Capitaine Alton.

– Kennard suffira, dit Kennard avec cordialité. Pas de cérémonies entre nous. Tu connais mon cousin Dyan, n’est-ce pas ?

Dyan fronça les sourcils, et gratifia Rafaël Syrtis d’un salut de la tête des plus distant, comme pour reprocher à Kennard ses effusions démonstratives. Un Syrtis, fils de maître fauconnier, et cristoforo de surcroît, ainsi que les Syrtis l’étaient depuis des générations, n’était pas un écuyer et un compagnon convenable pour un Héritier d’Hastur, et, à leur attitude, Dyan sentit qu’ils n’étaient pas seulement maître et écuyer, mais aussi bredin ! Le jeune Syrtis parlait à son maître sur un ton familier, et, quoique de petite noblesse, il avait dans son fourreau une luxueuse dague portant l’écusson des Hastur. Eh bien, Rafaël Hastur avait peut-être du goût pour les gens du commun, mais il ne pouvait pas obliger les autres Comyn à s’en faire des amis ! Il se mit à parler avec Rafaël Hastur, ignorant ostensiblement les efforts du jeune Syrtis pour se montrer aimable. Le jeune Hastur essaya d’inclure son ami dans la conversation, mais Dyan ne lui adressa que des réponses brèves et d’une froide courtoisie.

Au bout d’un moment, Kennard partit pour assister son père, et un Maître d’Armes envoya chercher Dyan ; Rafaël Hastur et Rafaël Syrtis restèrent à la caserne, s’aidant mutuellement à ranger leurs affaires.

– Ne fais pas attention à Dyan, mon ami, dit Rafaël Hastur d’un ton d’excuse. Les Ardais sont fiers… il a été incroyablement grossier à ton égard, ce que je considère comme une injure personnelle… et je le lui dirai !

Rafaël Syrtis haussa les épaules en riant.

– Il est très jeune pour son âge, dit-il. Il a toujours été comme ça, à vouloir donner l’impression qu’il est supérieur à tout le monde, sans doute parce qu’il est si complexé… à cause de son père. Je ne devrais pas parler ainsi d’un Comyn, mais le vieux Seigneur Kyril est un vieil abruti répugnant, et l’ivrogne le plus désagréable que j’aie jamais rencontré.

– Je ne te contredirai pas sur ce point, dit Rafaël. Je n’ai aucune affection pour mon Oncle Ardais. Mais Dyan était un garçon sympathique.

Rafe Syrtis haussa les épaules.

– Eh bien, je peux vivre sans son amitié. Mais je le plains : il n’a pas beaucoup d’amis. Il pourrait en avoir davantage ; personne n’irait lui reprocher les défauts de son père, mais il est susceptible, et prompt à s’offenser et à rabaisser les autres avant qu’ils ne le snobent. Dom Rafaël, dois-je aller consulter la liste de service et voir où et quand nous sommes assignés ?

– Bien sûr. Tu me diras où je dois aller, et n’oublie pas de noter mes heures de liberté, afin que je puisse aller présenter mes respects à ma sœur Alisa et à sa compagne… tu vois, Rafaël, je sens quand le vent est favorable, et je n’ai pas besoin de girouette pour ça !

Rafe Syrtis répondit, avec un geste de feinte résignation :

– Tu me connais, vai dom caryu… en fait, je suis impatient de présenter mes respects à Damisela Caitlin…

– Mais pas trop respectueusement, j’espère, le taquina Rafaël Hastur. (Puis il reprit son sérieux :) Non, je ne me moque pas de toi, bredu. Je suis vraiment heureux que tu aies trouvé une femme que tu puisses aimer, et elle est digne de toi à tous les égards, ma sœur adoptive Caitlin.

– Mais je ne suis pas digne d’elle…, dit Rafe d’une voix tremblante. Comment porter mes regards si haut ?…

Rafaël Hastur posa la main sur l’épaule de son ami et dit avec véhémence :

– Non, Rafe, ne parle pas comme ça. Mon père connaît, nous connaissons tous ta valeur et tes qualités. De plus, mon père considère le tien comme l’un de ses plus loyaux serviteurs. Pour moi, Caitlin n’est qu’une de mes cousines, tout en dents et en yeux, et ce qui t’attire chez cette petite chose maigrichonne aux dents qui avancent…

– Maigrichonne ! Caitlin, maigrichonne ! s’écria Rafe Syrtis, indigné. Elle est divinement mince, et ses yeux… ses yeux…

– Quand nous étions petits, Alisa et moi nous l’appelions « pop-eyes », parce que nous trouvions que les yeux lui sortaient de la tête, et je ne vois pas qu’elle ait embelli en grandissant. Mais ne t’inquiète pas, Rafe. C’est la pupille de mon père, Alisa l’aime beaucoup, mais elle n’est pas riche, et à cet égard, elle n’est pas d’une condition très supérieure à la tienne. Elle est de bonne famille, certes, mais toi aussi. Mon père sera content de te la donner en mariage. Je ne crois pas qu’un autre ait demandé sa main, mais, au cas où cela arriverait, je parlerai à Père en ta faveur, et si tu veux, je serai témoin à vos fiançailles. Ainsi, Caitlin restera dans notre famille, et proche de ma sœur comme elle l’a toujours été.

– Je ne sais comment te remercier…, dit Rafe Syrtis d’une voix qui tremblait légèrement.

– Me remercier ? dit Rafaël. Simplement en étant ce que tu as toujours été, mon loyal écuyer et mon frère juré. Quand viendra le temps où mon père me cherchera une épouse, je souhaite qu’il m’en trouve une que je sois la moitié moins impatient d’épouser. Pour le moment, aucune jeune fille de Thendara ne me semble préférable à une autre. Père a parlé de la fille du Seigneur Elhalyn, mais ce n’est encore qu’une enfant.

Il posa la main, hésitant, sur le bras de son ami.

– Peut-être que j’aurai ta chance et que je serai, moi aussi, heureux en amour. Mais promets-moi, Rafe, que tu ne permettras jamais à ce nouveau lien de nous séparer.

– Jamais, promit Rafe Syrtis. Je le jure.

 

Pendant la première décade de la saison, le service de la Garde, l’escorte des Seigneurs et Dames Comyn, la répartition des activités des nouveaux Cadets et l’affectation des plus anciens les occupèrent trop pour qu’ils aient le temps de renouer les anciennes amitiés. Au matin de la Nuit de la Fête, Kennard et Dyan se rencontrèrent dans un petit bureau près de la Salle de Garde, où Kennard établissait la liste des services avant d’aller assumer ses fonctions officielles au bal du soir.

– Y seras-tu, Dyan ? Oui, naturellement ; il n’y a pas d’autre représentant du Domaine Ardais.

Il regarda son cadet avec sympathie. Chacun savait que le père de Dyan, Dom Kyril, avait parfois l’esprit dérangé, au cours de crises où il perdait la notion des bienséances ; lors d’une de ses périodes de lucidité, il avait pris des mesures pour que Dyan assume les fonctions cérémonielles du Domaine, afin de ne pas déshonorer sa famille dans un moment d’absence ou de folie.

– J’ai la chance que mon père et mon frère Lewis veuillent bien assumer la représentation du Domaine ; je n’aime pas les cérémonies, dit Kennard. Je serai fier de participer aux activités importantes du Conseil, mais parader en public, pour qu’on m’admire comme un cheval de course à cause de mon pedigree… non, je trouve ça fastidieux.

– J’espère ne jamais manquer à mes devoirs de Comyn, quelque fastidieux qu’ils puissent être, répondit Dyan avec raideur.

Kennard lui entoura brièvement les épaules de son bras en disant :

– C’est ce qui me plaît en toi, bredu. Mais vraiment, Dyan, c’est ennuyeux, non ?

Dyan gloussa.

– Je ne le dirais pas en public, mais tu as raison. Je me demande si les chevaux de concours se fatiguent d’être luxueusement harnachés et exhibés dans les rues.

– Il vaut mieux que nous ne le sachions pas, ou nous n’aurions plus à cœur de les faire défiler, dit Kennard. Non, en fait, j’ai une petite idée de ce qu’ils ressentent. Pendant mes loisirs, j’aime dresser les chevaux de selle, et je perçois, juste un peu, grâce au laran, ce qu’ils éprouvent avec le mors et la selle. Mais ils finissent par les accepter, exactement comme nous acceptons d’apprendre à monter la garde, à écrire et à faire tout ce que nous avons à faire. Et, puisque nous parlons de devoirs fastidieux, Lewis m’apprend que Père m’a choisi une femme, une ennuyeuse fille d’un petit clan Hastur… tu as entendu des rumeurs ?

Dyan secoua la tête.

– Je ne m’intéresse pas beaucoup aux femmes, et on me parle peu des mariages.

Kennard haussa les épaules.

– Les femmes, c’est une chose ; je l’ai enfin découvert. Mais pour ce qui est du mariage… oh, je suppose que ça a ses avantages : un foyer organisé, des enfants pour le clan… J’ai le Don des Alton, contrairement à Lewis. Alors, il est plus urgent de me marier pour que j’engendre des fils.

– Quant à ça, je suppose que je ferai, comme toujours, mon devoir envers le Domaine, dit Dyan. Mais quand j’étais plus jeune, les maîtresses de mon père m’ont dégoûté…

Il ne regarda pas son ami, et sa voix calme et musicale ne changea pas, mais Kennard, possesseur d’une bonne part de l’empathie qui était le Don des Ridenow, sentit que Dyan se forçait à parler, malgré une douleur et une honte accablantes.

– Tu ne le sais sans doute pas… parfois, il les amenait à Ardais, les affichait devant ma mère, parlant avec regret de l’ancien temps où les épouses connaissaient leur devoir, et choisissaient elles-mêmes des femmes pour leurs maris, si elles ne le satisfaisaient pas au lit… il l’a forcée à élever tous les bâtards de Rayna Di Asturien… bien que cette femme fût d’une cruelle arrogance envers ma mère. Et il allait jusqu’à… jusqu’à courtiser les servantes, et pire, devant ma mère, qu’il forçait à regarder… la seule pensée que je puisse jamais me comporter de façon aussi déshonorante me rend malade ! Et pourtant, il ne pouvait pas… s’en empêcher. Rien que l’idée de me retrouver esclave d’une telle idée de… de la virilité… que je puisse humilier et blesser une épouse honorable qui ne m’a fait aucun mal, à qui je dois le respect… un jour, je suppose, je devrai me marier et faire mon devoir envers mon clan, mais penser que je puisse jamais être ainsi l’esclave de ma concupiscence… avant de me comporter ainsi, j’espère avoir le courage de me rendre emmasca, comme font ces pleurnichards de Cristoforos !

Kennard fut atterré de sa véhémence. Il lui serra le bras avec affection, mais ne trouva rien à dire devant ses révélations. Jusque-là, il ne soupçonnait pas… ! Enfin, après un long silence et avec hésitation, il dit :

– Ton père… il n’a pas toute sa tête, bredhyu. Il ne faut pas laisser ses faiblesses influencer ta vie.

– Il n’en est pas question, dit Dyan, de nouveau réservé et méfiant. Mais je ne suis pas pressé de me voir confier le bonheur et l’honneur d’une femme. Ce serait une… une responsabilité terrifiante. Et suppose que je me retrouve esclave de mon désir pour les femmes…

Kennard dit, mi-rieur, mi-sérieux :

– Oh, je crois que ce n’est pas un grand danger. Les femmes sont assez agréables, mais je n’ai pas l’intention de limiter mes attentions à une seule. J’aimerais mieux les rendre toutes heureuses, et ne donner à aucune le droit à la jalousie et aux reproches.

– Comment peux-tu être aussi cynique ? dit Dyan, horrifié.

– Je plaisantais, Dyan ! Mais il est vrai que le mariage ne m’intéresse pas spécialement pour le moment. Je suis rentré très récemment, et je n’ai pas encore eu le temps de renouer avec mes anciens amis ; alors, je préfère attendre avant de m’en faire de nouveaux. Et à propos de vieilles amitiés, nous nous sommes à peine vus tous les deux ! Nous devrions peut-être aller à la chasse ? Ou encore, Rafaël Hastur a parlé de passer une décade à Syrtis… Dom Félix en sait plus sur les faucons qu’aucun homme qui vive, depuis Dalereuth jusqu’à la Kadarin, et il m’en a promis un, dressé de sa propre main. Tous les deux seraient ravis que tu te joignes à nous, je le sais.

– Je ne m’intéresse pas à la fauconnerie, dit Dyan avec raideur.

Ainsi, Rafaël Hastur pensait pouvoir imposer à Kennard Alton la compagnie de son ami, le fils du maître fauconnier, en l’obligeant par ce genre de courtoisie – ce cadeau corrupteur !

– Comme tu voudras, dit Kennard. Eh bien, nous irons chasser dans la montagne, rien que tous les deux, si tu préfères. Je peux prendre trois jours de permission, et toi aussi, peu après la Nuit de la Fête.

Un ou deux jours plus tard, Rafaël Hastur lui adressa l’invitation de les rejoindre à Syrtis – sa sœur et sa sœur adoptive feraient aussi partie du voyage – mais Dyan refusa, disant que lui et Kennard avaient d’autres projets. Chevauchant auprès de Kennard dans les contreforts des Monts de Venza, Dyan se sentait parfaitement heureux, comme si, après toutes ces années, ils retrouvaient leur heureuse enfance. Kennard, lui aussi, semblait content. Il parla à Dyan – un peu – de ses années sur Terra, de la lutte incessante contre la densité de l’air et la gravité accablante, du long voyage d’étoile à étoile, des étranges coutumes extra-planétaires. Et de la solitude de cette vie au milieu de gens dépourvus de laran.

– Une fois seulement, j’ai trouvé de vrais amis, dit-il. Sur Terra, en plus… des parents des Montray, qui avaient vécu sur Ténébreuse et savaient que la lumière me faisait mal aux yeux… c’était le pire, la blessure de la lumière, et même quand le soleil ne brillait pas dans le ciel, j’avais parfois l’impression de devenir fou sous la clarté bien trop froide de leur lune terriblement blanche… sais-tu que leur mot pour désigner la folie s’apparente à celui désignant les adorateurs de la Lune ? Il y avait une fille – elle s’appelait Elaine, Yllana dans notre langue… mais elle était apparentée aux Aldaran. Je suppose que je ne la reverrai jamais. Mais elle comprenait un peu… ma peur de cette lune terrifiante.

– La folie lunaire est facile à comprendre, dit Dyan. Nous-mêmes, n’avons-nous pas le proverbe : Ce qui est fait sous quatre lunes ne doit jamais être rappelé ni regretté ?

– C’est vrai, dit Kennard en riant, et je vois qu’il y en a déjà trois dans le ciel, et la quatrième, Idriel, ne va pas tarder à se lever. Alors, peut-être aurons-nous aussi quelque aventure pleine de folie ?

Effectivement, les quatre lunes brillaient dans le ciel quand ils dressèrent leur camp et firent rôtir un oiseau que Dyan avait abattu avec le bâton de jet courbe utilisé pour la chasse dans les Heller.

– J’ai perdu la main, se lamenta Kennard. Il y a tellement longtemps !

Assis devant le feu, éclairés par les quatre lunes, ils parlèrent longtemps de leur enfance et de leurs premiers jours dans les Cadets.

– J’étais si malheureux sur Terra ! dit Kennard. Je me demande si Larry, qui avait pris ma place, était aussi malheureux ici. Sa famille a été très gentille avec moi, et a fait tout ce qu’elle a pu pour me comprendre. Je sais que mon père a dû être bon avec lui, mais les autres ? A-t-il été heureux dans les Cadets ? S’est-il fait des amis ? J’aurais dû le recommander à ta gentillesse en qualité d’ami juré.

– Crois-tu qu’aucun homme vivant puisse prendre ta place ? dit Dyan avec raideur. Nous lui avons tous fait comprendre qu’il était déplacé de simplement l’essayer.

Kennard secoua la tête, atterré.

– Mais nous étions amis, Dyan. J’aurais voulu que tu le traites comme moi, en ami et en frère… enfin, c’est du passé, je ne te reprocherai rien. Mais je regrette que tu ne le connaisses pas comme moi ; crois-moi, il en est digne, Janu.

Il s’était servi du petit nom de leur enfance, donc il n’était pas fâché, pensa Dyan ; bien sûr que Kennard n’irait pas se quereller avec lui à propos d’un Terranan !

Les braises du feu rougeoyaient, prêtes à s’éteindre, et Kennard bâilla.

– Nous devrions nous coucher, dit-il. Mais il y a les quatre lunes dans le ciel… quelle folie ferons-nous ?

Dyan répondit, avec une timidité qui le surprit :

– Ce n’est pas une folie mais… ne pourrions-nous pas renouveler notre serment après tant d’années, bredhyu ?

Kennard s’immobilisa, stupéfait. Puis il dit avec une grande douceur :

– Si tu veux, bredhyu.

Il prononça le mot avec la même inflexion que Dyan, uniquement réservée aux frères jurés entre lesquels il n’existe pas de barrières.

– Il n’est pas besoin de le renouveler pour qu’il soit aussi fort que jamais ; je n’ai pas oublié ce que j’ai juré. Et tu es assez grand pour qu’il ne me vienne pas à l’idée de te traiter en garçon trop jeune pour les femmes… mais si tu le souhaites, mon cher frère, il en sera comme tu voudras.

Il étreignit Dyan, leurs lèvres s’unirent, les barrières mentales s’abaissant dans le contact le plus intime, jusqu’à ce que leurs esprits soient aussi unis que leurs jeunes corps… et, en cet instant, une profonde déchirure se fit dans l’être de Dyan Ardais, blessure qui ne se refermerait jamais.

Kennard n’avait jamais cessé de l’aimer, et il l’aimerait toujours. Il était heureux de leur réunion, et il s’était totalement abandonné à la tendresse et à la chaleur de cette reconfirmation physique, sans aucune retenue. Et pourtant… pourtant il y avait une profonde différence, déchirante pour le jeune Ardais. Ce qui, pour Dyan, était la source nécessaire et recherchée de son existence, le noyau et le renouveau de son être, n’était rien de cela pour Kennard. Oui, Kennard l’aimait, le chérissait comme un frère, un ami, avec qui il partageait mille souvenirs heureux. Mais le centre même de leur amour, cette affirmation mutuelle qui était la raison de vivre de Dyan, n’était pour Kennard qu’une douceur agréable ; il aurait été tout aussi content s’ils s’étaient simplement serré la main et qu’ils aient dormi séparément… et dans la souffrance de cette prise de conscience, Dyan Ardais sentit que son être se fêlait, se déchirait, se brisait en morceaux. Alors même que Kennard le serrait tendrement dans ses bras, totalement absorbé dans l’euphorie du partage, Dyan sentit le froid de la mort autour de lui, comme les murs glacés de Nevarsin, le froid, la solitude… même l’abandon dans le partage mutuel était une agonie, il savait qu’il sanglotait convulsivement, et, à travers son propre désespoir, il sentait la peine et les regrets de Kennard, désorienté. Il ne pouvait même pas en vouloir à ce dernier, dont les pensées étaient siennes. Que puis-je faire ? Il ne peut pas être autre qu’il nest, et moi non plus. Je laime, je laime tendrement, mais cet amour nest pas suffisant…

– Dyan, Dyan… Janu, bredhyu, mon frère bien-aimé, ne pleure pas ainsi, tu me brises le cœur, supplia Kennard. Que puis-je te dire, mon frère ? Tu me seras toujours plus cher que tout autre homme vivant, je te le jure. Mais ne pleure pas comme ça, je t’en supplie… le monde ira comme il veut, et non comme tu voudrais… Il n’est personne, personne que j’aime plus que toi, Dyan, mais je ne suis plus un adolescent… Dyan, je t’assure qu’un jour viendra où cela n’aura plus tellement d’importance pour toi… tout change…

 

Intérieurement, Dyan rageait : Je ne changerai pas, jamais, tout son être se révoltait dans l’angoisse, mais, peu à peu, il parvint à se contrôler, et se retira derrière un mur de calme, de distinction, presque de désinvolture. Il reprit Kennard dans ses bras, exerçant sur lui d’adroites pressions séductrices, et lui laissant percevoir sa pensée, au moins, il y a cela, et Kennard ne pourra pas prétendre qu’il n’y trouve pas du plaisir…

Kennard, toujours troublé mais content que Dyan ait retrouvé son calme, contacta doucement son esprit, et dit tout haut – car il ne pouvait pas en cet instant supporter un contact mental plus profond :

– Je n’essaierai jamais de le prétendre, mon frère.

L’été arriva. Un soir que Kennard se changeait dans la petite Salle de Garde après avoir donné une leçon d’escrime aux jeunes Cadets, il dit à Dyan :

– Eh bien, c’est fait. Père m’a trouvé une épouse.

Dyan haussa un sourcil ironique.

– Félicitations. Est-ce que je connais l’heureuse élue ?

– Je ne sais pas. Je ne connais pas cette jeune fille. Père dit que c’est un parti honorable ; elle appartient à une branche mineure du clan Hastur. Il dit qu’elle n’est pas particulièrement belle, mais pas laide non plus, qu’elle est aimable, accomplie, et qu’elle possède le laran – et cela est pour moi très important. Père est certain que nous nous plairons et que nous vivrons en bonne harmonie. La beauté est peut-être très importante chez une maîtresse, mais un bon caractère et des dispositions bienveillantes sont plus importants pour partager une vie et un foyer, et je ne doute pas que nous soyons heureux ensemble. C’est une sœur adoptive de Rafaël et Alisa Hastur. Tu la connais ? Elle s’appelle Catriona, Catrine, quelque chose comme ça.

– Caitlin ? demanda Dyan.

– Je crois, dit Kennard, hochant la tête. Tu la connais ?

– Non, dit Dyan, mais je sais qui elle est.

Il riait intérieurement, triomphant. Cela apprendrait à Rafaël Syrtis à lever les yeux sur une Hastur ! Maintenant qu’ils avaient trouvé un parti avantageux pour la jeune fille, Rafe Syrtis saurait qu’il y a des limites à l’ambition d’un nobliau !

Il dit d’un ton cérémonieux :

– Je te souhaite tout le bonheur possible, cousin.

Mais son bonheur ne connut plus de bornes quand Kennard répondit en souriant :

– Cette fille n’est rien pour moi, cher frère. Je n’ai pas encore rencontré la femme qui pourra être pour moi davantage qu’un frère juré, et je souhaite ne la rencontrer jamais.

 

Il se demandait comment les deux Rafaël réagiraient à cette nouvelle, et il ne fut pas long à l’apprendre. Il était en train de faire un petit travail à la caserne, hors de portée de voix de Rafaël Hastur et Rafe Syrtis, qui jouaient ostensiblement aux cartes à l’autre bout de la même salle. Mais il les entendit prononcer le nom de Kennard, et, sans le moindre scrupule moral, il projeta vers eux son sens de l’ouïe pour entendre télépathiquement ce qu’ils se disaient.

J’avais du mal à le croire, disait Rafe Syrtis. Je savais, bien sûr, qu’elle était contente de me voir quand je la recherchais, mais je naurais jamais pensé qu’elle m’enverrait chercher, qu’elle me supplieraitRafaël, je n’ai pas pu supporter de la voir pleurer ; son pauvre petit visage était tout bouffi de larmes. Je crois que les pierres même de Nevarsin en auraient fondu de pitié ! Et naturellement, son père pense uniquement à ce que ce sera que d’être la femme d’un Héritier Comyn… que dois-je faire, Rafaël ? Je ne peux pas la perdre, pas maintenant que je sais quelle m’aime autant que je l’aime

Dyan éprouva une violente satisfaction. Ainsi, ce maudit nobliau était en train d’apprendre qu’il ne pouvait pas entrer de force dans les hautes sphères des Comyn en épousant la sœur adoptive de Rafaël Hastur ! Eh bien, qu’il souffre, ça lui apprendrait ! Puis, outré, il entendit ce que Rafaël Hastur répondait à son ami. Un Hastur, parler ainsi ? Honteux !

Si vous avez le courage, toi et Caitlin… je vous soutiendrai. Le mariage libre ne peut pas être récusé, s’il a été consommé. Si tu parlais à mon père, il dirait que c’est une amourette d’adolescent, mais si vous avez partagé un lit, un repas et une veilléeJe ne sais pas si la jeune fille aura la force morale de défier les souhaits de ses aînés, mais si elle l’a, et toi aussi, il vous faudra des témoins, et Alisa a promis aussi de vous aider

Puis ils se mirent à discuter de chevaux et d’itinéraires, et Dyan cessa d’écouter, car Rafe Syrtis se tourna vers lui d’un drôle d’air… ce maudit nobliau avait-il donc une trace de laran ? Mais il entendit quand même le nom du lieu de rendez-vous, le refuge des voyageurs sur la route du Puits de Callista…

Tu n’as rien à craindre de Dyan, dit Rafaël Hastur avec calme. Il a trop souffert des lubies d’un père trop sévère. Il ne nous trahira pas.

Ah non ? pensa Dyan, rageur. Même si la présomption de Rafe, l’audace dont il avait fait preuve en levant les yeux sur une Hastur, ne l’avait pas mis en fureur, il aurait été exaspéré pour Kennard. Qui était cette Caitlin, pour préférer un impudent zéro à Kennard Alton ? Quel affront ce serait pour Kennard, si le bruit courait au Conseil que sa promise s’était enfuie pour en épouser un autre ! Et qui ? Un prince ou un grand noble ? Pas même ; le fils du maître fauconnier de son tuteur ! Quel affront pour Kennard ! Dans sa rage, Dyan se dit que s’il avait cette Caitlin devant lui, il lui cracherait au visage !

Kennard devait être informé immédiatement que Rafaël Hastur et son insolent et présomptueux favori conspiraient pour lui enlever sa fiancée !

 

Tout en partant à la recherche de Kennard, il répétait mentalement ce qu’il allait lui dire, afin qu’il prenne conscience de l’injure que lui préparait l’Héritier d’Hastur ! Ces faux amis et ces traîtres conspiraient pour duper Kennard, pour lui faire perdre la face devant la Garde et le Conseil.

Pourtant, son esprit s’obstinait à lui montrer un Kennard non pas reconnaissant de l’avertir de cette humiliation, mais furieux de son intervention ; il avait l’impression d’entendre la voix de Kennard : Par les enfers de Zandru, Dyan, que m’importe cette fille ? A cette époque de ma vie, une fille en vaut une autre pour moi, pourvu qu’elle soit un parti honorable. Je ne l’ai même pas encore vue. Et plus Dyan argumentait mentalement, s’efforçant de convaincre Kennard qu’il ne pouvait pas consentir à perdre sa promise en faveur d’un inférieur, plus son esprit lui présentait la réponse logique de Kennard :

Quel plaisir pourrais-je avoir à épouser une fille follement amoureuse d’un autre ? Bien des femmes seront heureuses de m’épouser. Pourquoi ne pas laisser celle-ci au jeune Syrtis, et tant mieux s’ils se plaisent ! Qui sait ? J’en rencontrerai peut-être une un jour qui sera aussi heureuse de m’épouser que celle-ci d’épouser Rafe !

Troublé par cette voix, Dyan commença à douter. Devait-il simplement rester tranquille ? Si Caitlin Lindir-Hastur et Rafe Syrtis s’aimaient tant, pourquoi les séparer pour donner Caitlin à un homme qui ne se souciait pas plus d’elle que d’une autre ? Puis, en un dernier sursaut de lucidité angoissée, encore blessé du rejet involontaire de Kennard, il sut qu’il ne souhaitait pas que Kennard épouse une femme qui serait pour lui ce que Caitlin était pour Rafe… ce qu’aucune femme ne sera jamais pour moi, je le sais maintenant…

Il écarta fermement ses scrupules. Le loyalisme envers les Comyn exigeait qu’il empêche le jeune Hastur de défier la volonté du Conseil, et que Kennard Alton ait Caitlin pour épouse. Kennard ne serait pas humilié par une fiancée qui lui préférerait ouvertement un nobliau, un parasite, un fils de fauconnier !

Kennard saura que son honneur de Seigneur Comyn m’est aussi cher que le sien ; il m’en sera reconnaissant, et je continuerai à lui être plus cher qu’aucune femme

Ses mains tremblaient. Il réalisa qu’il était à l’entrée des appartements Hastur, et, tout en demandant au grave serviteur d’annoncer au Seigneur Danvan Hastur, ou à défaut au vieux Seigneur Lorill, que Dyan Gabriel, Régent d’Ardais, demandait à le voir, il se répétait mentalement son exorde.

Seigneur, sais-tu ce qu’ils complotent, ton fils et son impudent écuyer, fils de ton maître fauconnier ? Ils veulent faire échouer le mariage de Kennard, Héritier d’Alton, décidé par le Conseil

 

Ils étaient un petit groupe, tous de sang Comyn, ou Gardes de confiance dont on pouvait être certain qu’ils ne divulgueraient pas le scandale. Danvan Hastur lui-même chevauchait avec eux, et Dyan était le plus jeune d’entre eux. Ils se dirigeaient vers le Puits de Callista. Le vieux Hastur s’était discrètement informé. Ayant appris que le Seigneur Rafaël, Alisa, le jeune Syrtis, écuyer de Rafaël, et Caitlin, sa sœur adoptive, étaient partis vers midi avec des faucons, comme pour une innocente partie de chasse, il avait aussitôt rassemblé ces hommes et ils s’étaient mis en route. Maintenant, ils apercevaient le petit refuge pour voyageurs, et, dehors, quatre chevaux à l’attache, dont l’étalon blanc de Rafaël Hastur.

Danvan Hastur parla à voix basse et d’un ton amer.

– Déployez-vous ; encerclez la maison. Qui sait ce qu’ils feront, ces jeunes audacieux ? Désobéir, c’est certain ; peut-être nous déshonorer.

Son écuyer à son côté, il frappa violemment à la porte de la garde de son épée. Dyan vit que le vieux Seigneur du Conseil s’attendait à tout, même à un défi brutal.

Pourtant, aucun coup ne fut donné. D’où il était, Dyan ne vit rien, n’entendit pas un mot de ce qui fut dit à l’intérieur, mais, au bout d’un long moment, Danvan Hastur ressortit, le visage dur et froid comme la pierre, tenant par la main une Caitlin en pleurs. Le Seigneur Hastur fit signe à deux Gardes de chevaucher de part et d’autre de Rafe Syrtis, blanc comme sa chemise.

– Surveillez-le, afin qu’il n’attente pas à sa vie, dit-il, non sans bienveillance. Il est bouleversé. Il a été mal conseillé par ceux qui auraient dû être plus avisés.

Il posa les yeux sur son fils Rafaël, le visage de marbre.

– Quant à toi, je sais qui blâmer pour cette regrettable affaire. Tu as de la chance que ton cousin Alton ne te provoque pas en duel, puisque l’immunité Comyn vous couvre tous les deux. Non, pas un mot… ajouta-t-il, levant la main d’un air impérieux. Tu en as dit et fait assez, mais grâce à la chance et à des chevaux rapides, il n’en est rien résulté. Je m’occuperai de toi plus tard. Monte et avance. Et ne viens pas me parler ce soir.

Rafaël remua les lèvres en une muette tentative de protestation, mais son père s’était déjà détourné. Il mit lui-même Caitlin en selle.

– Viens, mon enfant, tout est réparé, mais ta folie fut grande. Je jure sur mon honneur que Kennard n’en saura jamais rien, de sorte qu’il n’aura rien à te pardonner, heureusement. Alisa ! dit-il, d’une voix soudain mordante comme un fouet, mets-toi en selle, ma fille, ou je t’y ferai mettre de force. Non, pas un mot !

Alisa rabattit la capuche de son manteau vert sur son visage. Il sembla à Dyan qu’elle pleurait aussi. Mais il ne quittait pas des yeux le dos avachi de Rafe Syrtis. Maintenant, ce détestable nobliau avait reçu une bonne leçon !

Rien ne transpira. Alisa, disgraciée, fut envoyée à Neskaya. Il y eut étonnamment peu de commérages. La Salle de Garde bourdonnait de rumeurs, mais Dyan ne répondit à aucune question : il s’était engagé sur l’honneur à garder le silence. Les fiançailles eurent lieu quelques jours plus tard, et Caitlin Hastur-Lindir s’engagea à épouser Kennard Alton di catenas. Durant la cérémonie, observant les fiancés qui dansaient ensemble avec une courtoise indifférence, Dyan ressentit comme un étrange vide intérieur. Kennard, quand Dyan vint le féliciter, l’accueillit avec affection.

– Permets-moi de te présenter ma future épouse, Dyan… Damisela, voici Dyan, mon cousin et frère juré.

Un instant, rancœur et colère passèrent sur le visage de la jeune fille, et Dyan réalisa qu’elle l’avait sans doute vu dans le cercle des visages poliment détournés, sur la route du Puits de Callista… puis elles disparurent, et Dyan sut que même cela lui était devenu indifférent.

– Je vous souhaite tout le bonheur possible, dit-il cérémonieusement, et Kennard répondit quelque chose de tout aussi cérémonieux et insignifiant.

Seul Dyan vit son imperceptible haussement d’épaules.

– Voici ton frère adoptif qui vient danser avec toi, Caitlin, dit Kennard, la remettant aux mains de Rafaël Hastur. Reviens-moi vite, Dame Caitlin.

Mais il les regarda s’éloigner avec un soupir de soulagement presque audible.

– Je ne crois pas que Caitlin m’aime énormément, dit-il. Enfin, je suppose qu’elle se résignera tôt ou tard à m’avoir pour mari. Je tâcherai d’être aussi bon et prévenant que possible, et je suppose que nous nous entendrons aussi bien que les autres couples mariés. Ce n’est certes pas une beauté, ajouta-t-il avec candeur en la suivant des yeux, mais elle semble être douce, même si elle boude en ce moment ; elle a de l’éducation et de la distinction, et elle semble assez intelligente ! Je détesterais être marié à une imbécile. Je suppose que je ne suis pas tout à fait mécontent, termina-t-il, sans beaucoup de conviction. Mon père aurait pu trouver pire, sans doute. Enfin, si elle me donne un fils doué de laran, je ne lui en demanderai pas plus.

Il haussa discrètement les épaules.

– Bon, c’est toujours un prétexte pour faire la fête et s’amuser. Si nous allions prendre un verre, Dyan ? Dyan… écoute-moi. De tous les Gardes que je connais, Rafaël Syrtis est le seul qui ne soit pas venu me féliciter ou me souhaiter d’être heureux. Mon frère, qu’est-ce que j’ai bien pu lui faire pour qu’il me déteste à ce point ?

Dyan sentit sa gorge se serrer. Il n’était pas trop tard, même maintenant… mais il s’entendit répondre :

– Que diable t’importe ce qu’il pense, Kennard ? D’ailleurs, qui est ce Rafaël Syrtis pour te snober ? Un zéro – le fils d’un maître fauconnier !

 

Nous avons marié ton père à une femme dont nous pensions quelle était un parti convenable, dit le vieil Hastur, et ils ont vécu de nombreuses années en parfaite harmonie et totale indifférence.

LHéritage d’Hastur

L'alliance
titlepage.xhtml
BRADLEY (Marion Zimmer) - L'alliance (CC) _split_000.htm
BRADLEY (Marion Zimmer) - L'alliance (CC) _split_001.htm
BRADLEY (Marion Zimmer) - L'alliance (CC) _split_002.htm
BRADLEY (Marion Zimmer) - L'alliance (CC) _split_003.htm
BRADLEY (Marion Zimmer) - L'alliance (CC) _split_004.htm
BRADLEY (Marion Zimmer) - L'alliance (CC) _split_005.htm
BRADLEY (Marion Zimmer) - L'alliance (CC) _split_006.htm
BRADLEY (Marion Zimmer) - L'alliance (CC) _split_007.htm
BRADLEY (Marion Zimmer) - L'alliance (CC) _split_008.htm
BRADLEY (Marion Zimmer) - L'alliance (CC) _split_009.htm
BRADLEY (Marion Zimmer) - L'alliance (CC) _split_010.htm
BRADLEY (Marion Zimmer) - L'alliance (CC) _split_011.htm
BRADLEY (Marion Zimmer) - L'alliance (CC) _split_012.htm
BRADLEY (Marion Zimmer) - L'alliance (CC) _split_013.htm
BRADLEY (Marion Zimmer) - L'alliance (CC) _split_014.htm
BRADLEY (Marion Zimmer) - L'alliance (CC) _split_015.htm
BRADLEY (Marion Zimmer) - L'alliance (CC) _split_016.htm
BRADLEY (Marion Zimmer) - L'alliance (CC) _split_017.htm
BRADLEY (Marion Zimmer) - L'alliance (CC) _split_018.htm
BRADLEY (Marion Zimmer) - L'alliance (CC) _split_019.htm
BRADLEY (Marion Zimmer) - L'alliance (CC) _split_020.htm
BRADLEY (Marion Zimmer) - L'alliance (CC) _split_021.htm
BRADLEY (Marion Zimmer) - L'alliance (CC) _split_022.htm
BRADLEY (Marion Zimmer) - L'alliance (CC) _split_023.htm
BRADLEY (Marion Zimmer) - L'alliance (CC) _split_024.htm
BRADLEY (Marion Zimmer) - L'alliance (CC) _split_025.htm
BRADLEY (Marion Zimmer) - L'alliance (CC) _split_026.htm
BRADLEY (Marion Zimmer) - L'alliance (CC) _split_027.htm
BRADLEY (Marion Zimmer) - L'alliance (CC) _split_028.htm
BRADLEY (Marion Zimmer) - L'alliance (CC) _split_029.htm
BRADLEY (Marion Zimmer) - L'alliance (CC) _split_030.htm